Souvenez-vous bien, au tout début, c’était le branle bas de combat. Les masques ne servaient à rien pour tout un chacun, mais il en fallait pour notre armée de soignants. Nous étions en guerre qu’il disait. Alors, n’écoutant que mon coeur, j’ai répondu à cet appel à la solidarité, histoire d’être utile. Tissu, fil, élastiques, j’ai tout pris dans ma réserve personnelle et je me suis mise au travail, gratuitement, bénévolement, pour répondre à l’urgence.
J’ai trouvé un patron, je l’ai découpé, j’ai suivi les instructions.
Un masque, puis deux, puis trois, puis dix, puis vingt, etc.
Je n’ai pas compté mes heures.

C’était pour l’hôpital. C’était pour les soignants. Je savais que l’État n’avait pas fait son travail et que les soignants n’y étaient pour rien. Et puis je me sentais un peu coupable parce que je n’avais pas fait toutes les manifestations pour la défense des services publics, donc je me disais que c’était un peu ma faute aussi. Donc, j’ai fait des masques, pour me racheter et puis pour me sentir utile, avoir l’impression de faire partie de cette grande bataille, d’avoir un rôle dans ce vaste combat contre le corona.

On m’a contactée ensuite. La mairie. Ils manquaient de masques pour leurs agents et pour les soignants dans les maisons de retraite de la ville. Ne vous inquiétez pas, on vous fournit le tissu. Vous n’aurez qu’à trouver le fil. Et faire les masques évidemment. Vous connaissez le patron déjà ? Oui, oui je connais bien le patron.

Un adjoint au maire est venu en personne, en bas de chez moi, me livrer les bouts de tissus. Je me suis mise au travail. Et j’ai fait gratuitement les masques que la ville n’arrivait pas à trouver sur le marché. Après tout, c’est vrai. Comment faire pour acheter des masques si on n’en trouve pas sur le marché ? Heureusement, il y a nos bénévoles. Toujours là pour rendre service. Et puis ça coûtera rien à la ville. Tout le monde est content. Pas vrai ?

Puis ce fut le tour de la région. Elle voulait distribuer un masque gratuit à chaque habitant. J’ai été assez surprise au départ parce que plusieurs semaines s’étaient écoulées maintenant et j’avais vu plusieurs reportages comme quoi des centaines de millions de masques étaient arrivés de Chine, que des usines avaient redémarré des chaînes de production en France. Je ne comprenais pas pourquoi on faisait encore appel à moi.

Mais on me disait que c’était important de participer à l’effort collectif, de continuer à entretenir la solidarité. C’est important de rester active madame pendant le confinement. Ça vous fait plaisir quand on vous appelle pas vrai ? Et puis, pas de souci, on me fournirait le tissu. Ah bon ? D’accord. Alors j’ai accepté. J’ai pris le tissu. Combien vous pouvez en faire par jour ? On a besoin de savoir car la région a promis la distribution pour le déconfinement. Faut aller vite maintenant. Et faites ça bien, c’est pour la sécurité des gens qui vous entourent. Si c’est mal fait autant acheter des masques en Chine. Vous n’avez pas envie de tuer la production locale quand même ? Il faut des masques Made in Hauts-de-France !

Alors j’ai fait des masques Made in Hauts-de-France, gratuitement, pendant des heures. Je n’ai jamais osé demander quoi que ce soit. Vous comprenez, un masque rémunéré, ça n’a plus la saveur de la solidarité.

Je ne savais pas que ça avait ce goût-là, d’ailleurs, la “solidarité”. Ce goût bizarre de servitude volontaire, du culpabilisation, d’exploitation et de travail gratuit. Ne serait-il pas mal employé par ces gens de droite qui dégoulinent de bons sentiments et de mauvaises pratiques ?

Conseils de lecture :

Article de presse: Elise Lambert, “ ‘Je pense avoir donné assez de ma solidarité’ : sollicitées pour fabriquer des masques, des couturières ne veulent plus travailler bénévolement”, France info, 4 mai 2020.
https://www.francetvinfo.fr/sante/maladie/coronavirus/je-pense-avoir-donne-assez-de-ma-solidarite-sollicitees-pour-fabriquer-des-masques-des-couturieres-ne-veulent-plus-travailler-benevolement_3945377.html

Livre : Maud Simonet (sociologue), Travail gratuit : la nouvelle exploitation ?, Éditions Textuel, 2018.

Texte de la pétition du collectif “Bas les masques !” : https://www.change.org/p/masques-blouses-hold-up-sur-le-metier-de-couturier-ere